Dialogue entre psychologie et histoire, la question des possibles et le pouvoir d’agir
Séminaire organisé par le Groupe de Recherche et d’Etude sur l’Histoire du Travail et de l’Orientation (GRESHTO) du Centre de Recherche sur le Travail et le Développement (CRTD – EA 4132) du Conservatoire National des Arts et Métiers
Institut National d’Etude du Travail et de l’Orientation Professionnelle (INETOP)
41 Rue Gay Lussac – 75005 Paris
Contact : jm.jeromemartin@gmail.com
Argumentaire :
Ce séminaire qui regroupe des psychologues et des historiens s’appuie sur le texte fondateur de Lucien Febvre « Histoire et psychologie » paru en 1938 et plus généralement sur les travaux de l’école des Annales en histoire et sur l’approche historique ou historico-culturelle en psychologie portée, en France, par des psychologues tels qu’Ignace Meyerson (1888-1983) et Henri Wallon (1879-1962) ou, plus près de nous, Philippe Malrieu (1912-2005) qui a tenté une synthèse des travaux de ces deux auteurs pour construire sa propre théorie du développement des personnes (1978). L’objectif que nous nous fixons est de repérer dans quelles conditions et à partir de quels concepts le dialogue entre les deux disciplines a été initié par ces auteurs et pourrait être poursuivi.
Penser les liens entre psychologie et histoire conduit à s’intéresser au passé pour lui donner un statut dans l’accès et la construction des connaissances pour penser le présent et envisager l’avenir. Yves Clot, soutenant la nécessité du point de vue pluridisciplinaire en psychologie, le rappelle dans la préface de la seconde édition de l’ouvrage « Les histoires de la psychologie du travail »: « Le passé doit être pris très au sérieux car, à son contact, on apprend l’humilité dont on a tant besoin pour faire face aux tâches d’aujourd’hui » (1996/1999, p. 9). Il s’agit alors de s’interroger : Le recours à l’histoire est-il utile pour comprendre les caractéristiques de l’Homme et de son développement ?
Michèle Duchet (1971/1995) situe le début d’une science de l’homme quand Buffon (1707-1788), séparant radicalement deux discours jusqu’alors confondus dans son « Histoire naturelle, générale et particulière » (1749), écrit sur l’Homme sans traiter en même temps de Dieu. En coupant l’Homme de Dieu et de la Création, Buffon refuse l’anthropocentrisme ce qui lui permet de concevoir une anthropologie, « science de l’Homme et de ses activités spécifiques ( … ). L’Homme partout sentant, vivant, agissant comme Homme » (1970, pp. 23-24). Etudier l’humanité pour apprendre d’elle, c’est l’objectif poursuivi par les fondateurs de la Société des Observateurs de l’Homme à la fin du XVIIIème siècle quand ils accordent en 1800 un prix pour l’observation journalière d’un ou plusieurs enfants afin d’étudier comment les facultés physiques, intellectuelles et morales se développent et voir jusqu’à quel point ce développement est secondé ou contrarié par l’influence des objets et des personnes qui « environnent » l’enfant.
Lucien Febvre (1878-1956), défendant l’idée que « l’individu n’est jamais que ce que permettent qu’il soit et son époque et son milieu social (1938, p. 8’12-4), s’interroge sur la collaboration possible des historiens et des psychologues : « comment nous, historiens, pourrions-nous nous aider, pour interpréter les démarches d’hommes d’autrefois, d’une psychologie issue de l’observation des hommes du XXème siècle ? Et comment eux, psychologues, pourraient-ils retrouver dans les données que l’histoire leur fournit (ou devrait leur fournir) sur la mentalité des hommes d’autrefois, de quoi grossir purement et simplement une expérience acquise au contact de leurs contemporains ? » (idem, p. 8’12-5). Antoine Léon (1964), en appui sur le texte de Febvre, après avoir étudier les responsabilités de l’historien et du psychologue, analysant les points de convergence et de similitudes entre les deux disciplines, s’interroge sur ce qui peut pousser les psychologues au travail historique.
Comprendre les événements fondateurs de leur discipline a été très tôt une préoccupation pour les psychologues. Ainsi, dans les années 1870, Théodule Ribot (1842-1923) écrit une histoire de la psychologie contemporaine anglaise (1870) et allemande (1879) pour asseoir la légitimité d’une psychologie française encore balbutiante. Au milieu des années cinquante, Dimitri Voutsinas (1959) s’interroge sur les domaines propres à la psychologie susceptibles de mobiliser la méthode historique pour rendre compte de leur développement. Il recense dix domaines qu’il étudie offrant ainsi une classification possible de l’histoire de la psychologie, de ses auteurs, de sa diffusion, de ses enseignements, de ses concepts, de ses méthodes, de ses outils et de ses métiers bien étudiée en France depuis un demi-siècle (Guillaume, 1946 ; Foucault, 1957 ; Reuchlin, 1957 ; Parot et Richelle, 1992 ; Clot, 1996 ; Huteau, 2002 ; Carroy, Ohayon & Plas, 2006 ; Ohayon, 2006 ; Nicolas, 2013 ; Houdé, 2016).
Au moment de l’institutionnalisation universitaire de la psychologie en 1947, Daniel Lagache (1903-1972) dans sa tentative de définition de « l’unité de la psychologie », reconnaissant le bien-fondé de l’approche dans le temps des conduites humaines et, donc de la pertinence de la collaboration pluridisciplinaire, par exemple avec l’histoire de la littérature, précise « qu’une formation psychologique complète se conçoit mal sans une connaissance étendue des grandes œuvres de la littérature, parce que, précisément la conduite humaine y est décrite dans son aspect global ou molaire » (1949/1976, p. 31). Michel Foucault (1926-1984), dans son enseignement de la psychologie à l’Université de Clermont-Ferrand faisant sienne la perspective anthropologique qui permet de « ressaisir l’homme comme existence dans le monde et caractériser chaque homme par le style propre de cette existence » (1954/1957, p. 164) précise qu’ « il n’y aurait de psychologie possible que par l’analyse des conditions d’existence de l’homme et par la reprise de ce qu’il y a de plus humain dans l’homme, c'est-à-dire son histoire » (idem, p. 165). Pour Foucault, en regardant du côté de l’histoire, la psychologie se donne les moyens de dépasser les oppositions dans lesquelles le positivisme l’avait enfermée en l’alignant sur les sciences de la nature.
Pour le Foucault des Mots et les choses (1966), si on admet que chaque époque présente une structure susceptible de la caractériser d’où la notion « d’espace épistémologique », il est nécessaire de plutôt favoriser la cohérence de cette structure que ses contradictions. En minimisant les contradictions à l’intérieur de chaque structure, au bout du compte, c’est le concept même d’historicité qui est interrogé. Pour Riot-Sarcey (2016, p. 301), « penser l’historicité, c’est décrypter le processus de fabrique de l’histoire dans l’expérience conflictuelle des interprétations d’où émerge le sens commun, afin de retrouver le mouvement réel de l’histoire dans les conditions de son émergence ».
Qu’en est-il aujourd’hui de cette perspective anthropologique et de cette volonté d’ouverture pluridisciplinaire ? Un ouvrage récent (Delacroix, Dosse, Garcia & Offenstadt, 2010) traitant des méthodes et concepts en histoire, consacre plusieurs chapitres à l’analyse des liens entre l’histoire et plusieurs disciplines du domaine des sciences humaines et sociales (anthropologie, ethnologie, géographie, économie, psychanalyse, philosophie, science politique, sociologie …). A la lecture de la table des matières des deux volumes, un constat s’impose : la psychologie est absente de cette liste. En faisant ce constat, il ne s’agit pas de faire porter aux seuls historiens la responsabilité du peu de fréquentation du carrefour où pourraient se croiser la psychologie et l’histoire. Les psychologues, psycho-sociologues compris à de très rares exceptions près, portent leur part dans la renonciation à la théorisation d’un rapprochement propre aux deux disciplines en témoigne, en France, la méconnaissance persistante des psychologues qui ont tenté d’opérationnaliser sur le plan épistémologique ce rapprochement.
Chemin faisant, le dialogue entre la psychologie et l’histoire est l’occasion de nous défaire de l’évidence des fausses continuités pour retrouver dans le passé les expériences perdues et les significations oubliées, ces dernières pouvant alors prendre sens dans le temps présent et l’actualité en restituant aux événements, les possibles ils sont porteurs pour y pointer les développements possibles de façon à en tirer profit (Riot-Sancey, 2016). Dans ce cadre, les potentialités du passé ne sont pas réductibles à une intrigue unique. Comme le montre l’exercice contrefactuel de l’histoire, le passé révèle un champ étendu de possibles (Duluermoz & Singaravélou, 2016). Du côté de la psychologie, le concept de possible est aussi discuté, l’activité réalisée en situation n’étant jamais que l’actualisation d’une des activités réalisables dans la situation où elle voit le jour (Clot, 1999).
Prolongeant l’appel de Lucien Febvre à une histoire de la « vie affective », les émotions ont accédé depuis les années 1980 au statut d’objet historique (Rosenwein, Debiès, & Dejois, 2006 ; Boquet & Nagy, 2011 ; Deluermoz, Fureix, Mazurel & Oualdi, 2013 ; Nagy, 2013, Wahnich, 2009). La question des émotions, historiquement constitutive du dialogue entre l’histoire et la psychologie reste un objet d’étude privilégié.
Au-delà des difficultés rencontrées dans les années quarante, l’éloignement de Wallon et Febvre mettant fin à plus de cinquante ans d’échanges fructueux et des échecs des tentatives de relance du travail pluridisciplinaire dans les années soixante. Par exemple, Alphonse. Dupront (1961) dans un texte programmatique, annonçant la relance de l’histoire des mentalités n’évoque pas les travaux d’Ignace Meyerson qui restera le grand absent des Annales comme le constate Jacques Revel (1996). Dépassant les occasions manquées depuis un quart de siècle, l’intérêt du dialogue entre les deux disciplines continue de s’imposer sur le plan épistémologique, le concept de possibles avec celui d’émotion pouvant devenir un objet d’étude commun au service du développement des deux disciplines.
Jérôme Martin, Régis Ouvrier-Bonnaz
Bibliographie
Boquet, D. & Nagy, P. (2011). Une histoire des émotions incarnées. Médiévales, 61, 5-24.
Carroy, J., Ohayon, A., & Plas, R. (2006). Histoire de la psychologie. XIX-XX. Paris : La Découverte.
Clot, Y. (1996/1999). Préface à la seconde édition. In Y. Clot (dir.). Les histoires de la psychologie du travail. Approche pluridisciplinaire [pp. 9-10]. Toulouse : Octares Editions (2ème édition 1999).
Clot, Y. (1999). La fonction psychologique du travail. Paris : PUF.
Delacroix, C., Dosse, F., Garcia, P., & Offenstadt, N. (dir.). (2010). Historiographies I et II. Concepts et débats. Paris : Gallimard. Coll. Folio Histoire (2 volumes).
Duchet, M. (1970). Monde sauvage et monde civilisé au siècle des Lumières. Anthropologie et Histoire de Buffon à Raynal. Dans Au siècle des Lumières. Paris-Moscou : SEVPEN.
Duchet, M. (1971/1995). Anthropologie et histoire au siècle des Lumières. Paris : Maspero. Repris aux éditions Albin Michel (1995) avec une postface de Claude Blanckaert.
Duluermoz, Q. & Singaravélou, P. (2016). Pour une histoire des possibles. Paris : Seuil.
Deluermoz Q., Fureix E., Mazurel H. & Oualdi M. (2013). Écrire l’histoire des émotions : de l’objet à la catégorie d’analyse. Revue d’histoire du XIXe siècle, 47, 1-31.
Dupront, A. (1961). Problèmes et méthodes d’une histoire de la psychologie collective. Annales, Economies, Sociétés, Civilisations, 1, 3-11.
Febvre, L. (1938). Psychologie et histoire. L’Encyclopédie française, Tome VIII, [pp. 8’12-3 – 8’12-7].
Foucault, M. (1957). La psychologie de 1850 à 1950. In D. Huisman & A. Weber, Histoire de la philosophie européenne [pp. 591-606]. Paris : Librairie Fischbacher. Repris (1994/2001). Dans Dits et écrits, I, 1954-1975 [pp. 148-165]. Paris : Quarto Gallimard.
Foucault, M. (1966). Les mots et les choses. Une archéologie des sciences humaines. Paris : Editions Gallimard.
Guillaume, P. (1946). Introduction à la psychologie. Paris : J. Vrin.
Huteau, M. (2002). Psychologie, psychiatrie et société sous la Troisième République. La biocratie d’Edouard Toulouse (1865-1947). Paris : L’Harmattan.
Houdé, O. (2016). Histoire de la psychologie. Paris : PUF. Collection Que sais-je ?
Lagache, D. (1949/1976). L’unité de la psychologie. Paris : PUF (4ème édition).
Léon, A. (1964). Investigation psychologique et recherche historique. Bulletin de Psychologie, Tome XVIII, 237, 351-358.
Malrieu, Ph. (1978). Psychologies génétiques et psychologie historique. Journal de psychologie normale et pathologique, 3, 261-277.
Meyerson, I. (1953). Problèmes d’histoire psychologique des œuvres : spécificité, variation, expérience. In Hommage à Lucien Febvre. Eventail de l’histoire vivante offert par l’amitié d’Historiens, Linguistes, Géographes, Economistes, Sociologues, Ethnologues [pp. 207-218]. Paris : Librairie Armand Colin (2 volumes).
Nagy, P. (2013). Faire l’histoire des émotions à l’heure des sciences des émotions. Bulletin du centre d’études médiévales d’Auxerre, H-S 5.
Nicolas, S. (2013). Histoire de la psychologie. Paris : Dunod.
Ohayon, A. (2006). Psychologie et psychanalyse en France. L’impossible rencontre. Paris : .
Parot, F., & Richelle, M. (1992). Psychologues de langue française. Autobiographies. Paris : PUF.).
Reuchlin, M. (1957). Histoire de la psychologie. Paris : PUF. Collection Que sais-je ?
Revel, J. (1996). Psychologie historique et histoire des mentalités. In Fr. Parot (coord.) Pour une psychologie historique. Ecrits en hommage à Ignace Meyerson [pp. 209-227]. Paris : PUF.
Ribot, Th. (1870). La psychologie anglaise contemporaine (école expérimentale). Paris : Ladrange.)
Ribot, Th. (1879). La psychologie allemande contemporaine (école expérimentale). Paris : G. Ballière.
Riot-Sarcey, M. (2016). Le procès de la liberté. Une histoire souterraine du XIXe siècle en France. Paris : La Découverte.
Rosenwein, B. H., Debiès, M.-H. & Dejois, C. (2006). Histoire de l'émotion : méthodes et approches. Cahiers de civilisation médiévale, 193, 33-48.
Voutsinas, D. (1959). La méthode historique en psychologie et quelques-unes de ses règles. Bulletin de Psychologie, Tome XIII, 170, 101-107.
Wahnich, S. (2009). Les émotions, la Révolution française et le présent. Paris : Editions du CNRS.
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