Protagonisme en histoire et personnalisation en psychologie, un débat utile pour instruire le dialogue entre les deux disciplines ?
Jeudi 14 mars 2019 (9 h 30 – 13 h 00
Ouverture
Nous reprenons aujourd’hui notre séminaire consacré aux relations, anciennes mais désormais semble-t-il, interrompues ou distendues entre l’histoire et la psychologie.
D’abord une explication sur le titre de la matinée. Il reprend deux notions ou deux approches qui renvoient l’une à l’histoire – le protagonisme forgée par Haïm Burstin, – et l’autre à la psychologie - la personnalisation que l’on doit à Philippe Marlieu.
Les deux premières journées du séminaire « Psychologie et Histoire » ont porté sur la question de l’émotion, des possibles et du développement du pouvoir d’agir telle qu’elle est déployée par des chercheurs dans les deux disciplines. Le concept d’émotion a été très tôt un concept commun à l’histoire et à la psychologie : la question était de savoir s’il était possible établir des rapports de causalité entre faits sociaux et comportements individuels ou collectifs et à quelles conditions ces rapports pouvaient être analysés.
Cette première séquence a fait apparaitre plusieurs points que je souhaite formaliser :
1. Le dialogue entre historiens et psychologues se révèle encore parfois difficile. Lors de la première session du séminaire, une vielle question s’est trouvée réactualisée autour des finalités socio-politiques des interventions des psychologue dans les milieux de travail. Si l’approche critique des sciences sociales est indispensable pour dévoiler les formes de domination à l’œuvre, il convient toutefois de ne pas négliger les possibilités de transformations des acteurs engagés dans leurs activités. La toute-puissance des organisations du travail imposées par les bureaucraties managériales trouvent dans le travail réel des obstacles et des détournements opérées par les salariés.
Ce débat n’est pas nouveau mais remonte à la naissance même de la psychologie appliquée soupçonnée d’être une arme d’asservissement des ouvriers aux intérêts patronaux. On se souvient des critiques faites de l’expérience Hawthorne menée par Elton Mayo[1]. Pourtant, les historiens laissent dans l’ombre une histoire des expériences des enjeux sociaux du travail[2]. Sans doute faut-il également tenir compte de la complexité et de l’ambigüité du concept de « travail ». Entre contrainte et émancipation, le travail recèle peut-être plus de possibilités d’expériences que l’on ne le pense souvent[3]. Le passé n’est pas l’unique réceptacle d’expériences vécues et construites dans les milieux de vie et d’activité. Les traces des possibles non advenus transitent dans les expériences sociales d’aujourd’hui.
« Il s’agit non seulement de résister mais aussi de gagner en puissance. Agir sur le réel dans le conflit pousse le pouvoir dans ses retranchements et permet une pratique civilisée de l’insubordination, d’étendre son rayon d’action.[4] »
2. La question de l’éloignement progressif des deux disciplines interroge. Depuis une vingtaine d’année, les historiens se sont réappropriés la catégorie de l’émotion mais selon des orientations très différentes. A côté d’un courant ancré dans l’histoire médiévale et revendiquant ses liens avec les neurosciences, d’autres chercheurs adoptent une autre approche. A côté de l’émotion, une autre catégorie, celle d’acteur, connait également un succès auprès des historiens[5]. Dans cette tendance lourde se dégage, depuis les année 1990, la catégorie d’agency utilisée d’abord dans les études sur le genre et forgée par Judith Butler. Elle se décline sous plusieurs syntagmes : « capacité d’agir, puissance d’agir, agence, agentivité, empowerment (donner le pouvoir, maximiser la puissance d’agir par un agir collectif), conscience d’agir. L’agentivité du sujet se manifesterait par sa capacité à agir, une qualité émergente de sa conscience réflexive [6]». Si on retient comme définition la capacité d’agir, agency conduit à interroger d’une part l’agir, d’autre part l’Agentivité, conscience de soi d’un sujet.
L’affirmation de cette catégorie dans les sciences sociales fait écho à celle de pouvoir d’agir[7] mobilisée par la clinique de l’activité. Deux catégories proches mais qui semblent être construites indépendamment l’une de l’autre. Cette proximité entre des notions qui se sont imposées dans certains domaines de recherche mériterait d’être interrogée. L’une et l’autre s’inscrivent dans la réhabilitation du sujet qui est venue contester la suprématie des approches structurelles. Du côté des historiens, la catégorie d’acteur permet de se démarquer d’une part d’une conception idéaliste de l’individu conscient de lui-même et d’autre part, de la soumission de l’individu au déterminismes sociaux[8]. C’est précisément l’angle – celui du sujet - par lequel nous reprenons aujourd’hui nos travaux.
3. Pour cela nous avons demandé à Julie Pagis de « Ce que l’événement fait à ses protagonistes : le cas de mai 1968 » à partir de ses travaux, notamment sa thèse. Celle-ci posait deux questions : celle des rencontres entre trajectoires individuelles et événement politique et celle des incidences de la participation aux événements de Mai-Juin 68 sur la « deuxième génération »[9].
Cette intervention fera sans doute écho à celle de Régis Ouvrier-Bonnaz qui parlera de « La notion de personnalisation en psychologie, la construction de Saint-Just comme personne politique ». La notion de personnalisation renvoie aux travaux d’Ignace Meyerson, et de Philippe Marlieu.
Pour conclure, je voudrais revenir sur la dimension interdisciplinaire sur laquelle nous nous interrogeons et à laquelle Marlieu invite. Il y voyait un champ de collaboration entre les disciplines. Pour lui en effet, si l’étude des motivations et des représentations et de leur genèse relève de la psychologie sociale, leur nature même nécessite l’intervention des historiens et des sociologues qui permettent « une connaissance objective de la subjectivité »[10].
« La collaboration des sociologues, historiens, psychologues sociaux permet de cerner les équilibres et les déséquilibres à divers moments de l’histoire d’une société. Il ne s’accomplirait pas cependant sans l’intervention de recherches de psychologie génétique – ou plutôt de psychologie sociale génétique – consacrées à la formation et à l’évolution des motivations, des représentations, des systèmes de valeurs qui interviennent dans les pratiques sociales. C’est dans la vie des sujets en effet, sous les influences accumulées, concordantes ou conflictuelles, de leurs expériences sociales, qu’ils sont amenés à réviser leurs représentations des rapports sociaux, des relations interpersonnelles, à réévaluer la signification qu’ils doivent leur accorder. » (p. 272)
Jérôme Martin
[1] Problèmes humains du machinisme industriel, Gallimard, 1946 ; Bramel Dana, Friend Ronald, « L’expérience "Hawthorne" et les "human relations" : psychologie industrielle et genèse d’un mythe », Linx, hors-série n°2, 1980. Les sciences humaines : quelle histoire ? ! II. Actes du colloque de Mai 1980 de Paris X – Nanterre, p. 440-451
[2] Bruno Trentin, La Cité du travail. La gauche et la crise du fordisme, Fayard, 2012.
[3] Marco Saraceno, Pourquoi les hommes se fatiguent-ils ? Une histoire des sciences du travail (1890-1920), Toulouse, Octarès Editions, coll. « travail & activité humaine », 2018,
[4] Entretien avec Yves Clot et al., « Désir de fierté et insubordination civilisée, au travail ! », Vacarme, n° 84, 2018, p. 68-77.
[5] Christian Delacroix, « Acteur », C ; Delacroix, F. Dosse, P. Garcia et N. Offenstadt, Historiographie, II Concepts et débats, Gallimard, Folio, 2010, p. 651-663
[6] Monique Haicault, « Autour d’agency. Un nouveau paradigme pour les recherches de Genre », Rives méditerranéennes, n° 41, 2012, p. 11-24.
[7] Catherine Gouédard et Pierre Rabardel, « Pouvoir d’agir et capacités d’agir : une perspective méthodologique ? », Perspectives interdisciplinaires sur le travail et la santé [En ligne], 14-2 | 2012, mis en ligne le 01 novembre 2012, consulté le 19 mars 2017. URL : http://pistes.revues.org/2808 ; DOI : 10.4000/pistes.2808
[8] Christian Delacroix, « Acteur », C ; Delacroix, F. Dosse, P. Garcia et N. Offenstadt, Historiographie, II Concepts et débats, Gallimard, Folio, 2010, p. 651-663
[9] (29)
[10] Philippe Malrieu, « Pour une étude interdisciplinaire des changements sociaux », Dynamiques sociales et changements personnels, CNRS, 1989, p. 273.
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